Cette saison, 11 alpinistes sont morts sur l’Everest. Sans distinction, on a tôt fait de les ranger sous la bannière des alpinistes du dimanche, peu expérimentés, à l’égo surdimensionné. Pourtant, chacun d’entre eux a une histoire à raconter. Une histoire qui nous rend désormais bien incapable de leur coller une étiquette. En voici une, une parmi onze.
Ce 23 mai 2019…
Le 23 mai 2019, des dizaines d’alpinistes quittaient le Camp IV de la voie népalaise qui mène au sommet de l’Everest. Ils prenaient la direction du sommet, bien décidés à profiter de la courte fenêtre météo qui s’offrait à eux. Accrochés à une corde fixe, ils avançaient péniblement réalisant chaque nouveau pas avec une grande difficulté. L’oxygène des bouteilles ne rendait pas l’ascension facile, il la rendait juste humainement possible, au prix d’un terrible effort.
Ces grimpeurs venaient du monde entier, Américains, Chinois, Allemands, Espagnols, Français. Certains avaient des décennies d’expériences en montagne derrière eux, d’autres quelques semaines seulement. Cette foule allait mettre des heures à atteindre le point culminant. Quelques 800 mètres de dénivelés qui leur semblaient alors interminables.
Ils n’avaient pas pris cette décision à la légère
Parmi eux, deux Indiens. Un couple originaire de Mumbai : Anjali et Sharad, respectivement 54 et 58 ans. Lui, il a les cheveux grisonnants, une moustache, l’air avenant d’un jeune papi en pleine forme. Elle, plus discrète derrière ses lunettes rectangulaires, ne se départ pas de son sourire, même quand l’effort est intense. Ils vivent ensemble depuis toujours, ou c’est l’impression qu’ils donnent. Ils ont un fils et sont gérants d’une agence de communication qu’ils ont créée 30 ans plus tôt.
Voilà près d’un an qu’ils ont quitté leur agence afin de se consacrer à temps plein à leur préparation pour l’Everest. Ce sommet n’est alors que la première partie d’une quête bien plus longue, réunissant chacun des plus hauts sommets de chaque continent. En randonneurs aguerris, conscients de la difficulté, ils n’ont pas pris cette décision à la légère. Ils se sont d’ailleurs inscrits à l’Himalayan Mountaineering Institute de Darjeeling, cette école d’alpinisme fondée par le Sherpa Tenzing Norgay de retour de la première à l’Everest. L’école en question a accepté de faire une exception sur l’âge du couple, alors qu’ils limitent généralement leurs cours à 45 ans.
Car depuis des années, le duo entretient sa forme à coup de trekkings sur les contreforts de l’Himalaya ou de marathons. En 2014, ils réalisent même un record en bouclant l’ascension des 10 plus hauts sommets d’Australie en seulement 50 heures : les premiers Indiens à y parvenir. Ils confirment alors leur motivation pour le trek. Sauf qu’il y a un monde entre trekking et alpinisme. Alors ils franchissent une marche et gravissent le Kilimandjaro, puis l’Elbrus, le Mera Peak (6.476m), le Stok Kangri (6.153m) et se sentent prêts pour l’Everest ! En pleine forme, ils se réjouissent de leur hyper-activité de cinquantenaires. Ils veulent même écrire un livre sur la vie après 50 ans…
Anjali tarde à le rejoindre
Ce 23 mai, Sharad parvient au sommet le premier, accompagné par son sherpa. Ils n’ont lésiné sur rien : « dose d’oxygène supplémentaire, des sherpas expérimentés, du matériel flambant neuf ». Anjali tarde à le rejoindre alors Sharad fait marche arrière. Il a tôt fait de la retrouver, quelques dizaines de mètres sous le sommet. Epuisée, malade, Anjali n’arrive plus à avancer. Les sherpas tentent de la maintenir debout mais elle s’effondre.
Son rêve de sommet s’est envolé mais qu’importe, il faut l’aider à descendre. Perdre de l’altitude pour combattre la mort qui rode partout à plus de 8.000m. La montée a été interminable et la descente l’est tout autant. Les longues files de grimpeurs qui s’entassent sur les passages les plus étroits génèrent des heures d’attente. Leurs réserves d’oxygène commencent à faiblir. Anjali sent le débit ralentir, elle peine à respirer. Quelques minutes plus tard, son cœur cesse de battre. Sharad reste là près de 15 minutes. Il ne comprend pas ce qui se passe. Il ne veut pas le comprendre.
C’est son sherpa qui le force à descendre. Car Sharad n’est pas tiré d’affaire, son propre oxygène est à un niveau très bas. Dans les heures qui suivent, il lutte contre un début d’œdème cérébral mais la perte d’altitude lui permet de s’en tirer. De retour en Inde, les larmes aux yeux, Sharad raconte que sa femme avait « toujours plaisanté en disant qu’elle préférerait mourir sur une montagne que dans un hôpital ».
Parmi les 11 victimes de l’Everest cette saison, les médias ont mis l’accent sur ceux qui manquaient d’expérience ou de préparation. Anjali et Sharad, derrière leur bonhommie et leur sourire, n’étaient pas vraiment dans cette catégorie.
Le corps d’Anjali a été récupéré à la demande de l’Ambassade d’Inde à Katmandou et rendu à la famille. Elle a été inhumée le 31 mai.
Illustration © S.Kulkarni