A leurs créations, les premiers clubs d’alpinisme sont masculins, ouvertement ou non. Mais les femmes ne renoncent pas pour autant à gravir les montagnes. Leur progression en altitude suivra un profond mouvement d’émancipation qui infuse dans les sociétés occidentales au fil du XXème siècle. Aujourd’hui, comme dans bien des pans de la société, l’égalité entre les femmes et les hommes est loin d’être une évidence. Un regard en arrière nous éclaire sur le chemin parcouru par ces femmes alpinistes.
Des clubs très selects…
A sa création en 1857, l’Alpine Club est réservé aux hommes. Premier club d’alpinisme de l’Histoire, il continuera de tenir sa porte fermée aux femmes jusqu’en 1974. Quelques-uns de ses plus éminents membres étant ouvertement contre la présence de la gent féminine au sein de l’élite de la discipline. On citera notamment Bill Tilman. En 1907, le Ladies’ Alpine Club (Club Alpin Féminin) est créé. Quelques années plus tard, le Club Suisse des Femmes Alpinistes (CSFA) voit le jour. Chez nos voisins helvètes, les femmes n’étaient pas non plus les bienvenues au sein du Club Alpin Suisse (CAS). Membres de facto à ses débuts, elles avaient été exclues à l’aube du XXème siècle. Il faudra attendre 1978 pour que la fusion entre CAS et CSFA s’opère.
En 1874, quand le Club Alpin Français voit le jour, il se démarque de ses homologues européens. Il s’ouvre à tous « sans distinction d’âge, de sexe, d’états de service ». En 1875, les femmes ne sont guère que 4 sur 430 membres. Si leur présence va croissante au fil des décennies, les volumes n’ont rien de comparable. On reste loin des 250 femmes qui rejoignent le Ladies’ Alpine Club au début du XXème siècle. Ou des quelques 600 membres du CSFA dans l’entre-deux-guerres. Elles sont surtout en très grande majorité « accompagnée de leur mari, père ou frère ». D’autres clubs féminins d’alpinisme font leur apparition outre-manche, à l’image du Pinnacle Club qui existe encore aujourd’hui.
Une pratique modérée pour les femmes
En France, les femmes sont membres du Club Alpin Français comme les hommes dès la fin du XIXème siècle. Mais qu’on ne s’y trompe pas, on ne les trouve pas parmi les membres des expéditions lointaines, leur héroïsme n’apparait pas dans des articles sur des ascensions toujours plus aventureuses. A l’Annapurna en 1950, combien de femmes dans l’équipe française ? Aucune. Elles ne sont pas encouragées à se lancer dans les entreprises les plus périlleuses. Les « attitudes à l’égard des femmes sont donc plutôt favorables et encourageantes, à condition que leur pratique soit circonscrite dans le cadre de la modération de l’effort » écrit Cécile Ottogalli-Mazzacavallo.
Aux « hommes, le faire conquérant, scientifique et public à travers ‘l’excursionnisme cultivé’ ; aux femmes, la séduction, l’enfantement, la facilité et la discrétion à travers ‘l’alpinisme sans prétention’ ». Les publications du Pinnacle Club et du Ladies’ Alpine Club mettent en avant une autre place pour la femme en montagne. Les réalisations de nombreuses femmes alpinistes aux quatre coins du monde y sont détaillées. Bien que plus confidentiels, le contenu de ces journaux vient en concurrence directe avec l’Alpine Journal. Publication concoctée par les hommes et supposément établie comme « la » référence en la matière.
Les « cordées féminines »
Dans l’entre-deux-guerres, le Ladies’ Alpine Club n’est pas encore favorable à des cordées féminines sans l’assistance d’hommes (guide ou non). Mais une cordée franco-britannique va faire évoluer les mentalités. Nea Barnard mariée Morin, sa belle-sœur Micheline Morin, et leur amie Alice Damesme, vont faire la promotion de l’alpinisme 100% féminin. En 1933, elles s’attaquent à la Meije… Non sans avoir gravi un premier obstacle de taille : obtenir l’ « autorisation de leurs maris ». Un an plus tôt, Alice Damesme et l’Américaine Miriam Underhill réussissaient une première au Cervin, l’ascension féminine sans homme !
Les « cordées féminines » font des émules par dizaines quand la seconde guerre mondiale éclate. Les femmes sont alors nombreuses à sortir de chez elles pour rejoindre les usines d’armement ou pour remplacer les hommes partis au combat. Quand la guerre prend fin et qu’elles sont encouragées à reprendre leur place, nombre d’entre elles ne veulent s’en contenter et se tournent vers de nouveaux projets. Les clubs d’alpinismes féminins outre-Manche voient alors leur nombre de membres grimper en flèche. Et les femmes alpinistes pensent à des projets plus ambitieux.
Les expéditions lointaines !
Les expéditions féminines en Himalaya vont se succéder dès les années 1950, en parallèle des expés masculines qui décrocheront les 8.000 les uns après les autres. En 1955, Monica Jackson and Betty Stark réalisent ainsi la première ascension du Jugal Himal, un « presque 7.000 » du Népal. La pression est importante, les femmes alpinistes savent qu’elles n’ont pas le droit à l’erreur.
Jackson écrit alors « C’est aussi bien que nous ayons réussi. Car, alors qu’une catastrophe dans un groupe entièrement masculin ou mixte peut passer presque inaperçue et n’encourt rien d’autre que de la sympathie, aucune pitié ne nous aurait été témoignée si nous avions échoué. Le monde attendait de dire « Je te l’avais bien dit ». « Que pouvait-on attendre d’autre de la part de femmes ? » ». Cette réussite féminine a même droit à un article dans l’Alpine Journal ! Contrairement aux organisations quasi-militaires des expéditions masculines de l’époque, il n’y a pas de leader dans cette première féminine. Mais une approche plutôt collaborative.
Drames au féminin
L’année suivante, une nouvelle expédition féminine s’organise en Inde. Une des membres parvient même à rédiger un compte-rendu de son aventure dans le fameux Himalayan Journal. En 1959, la française Claude Kogan organise son expédition sur le Cho Oyu, sixième plus haute sommet du monde. Une fois n’est pas coutume, une équipe 100% féminine attire médias et sponsors. Mais sa conclusion tragique ne servira pas la cause de l’alpinisme féminin. Comme les premières membres des cordées féminines s’y attendaient, les critiques ont été plus nombreuses que les marques de sympathie. Un traitement à comparer à celui de la disparition de Mallory et Irvine à l’Everest, vu dans la presse de l’époque comme « un noble sacrifice » pour ces hommes qui souffrirent « de malchance ». La dramatique expédition féminine à l’Annapurna en 1978 sera, à peu de chose près, traitée comme celle de 1959.
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Du chemin à parcourir
Encore aujourd’hui, la place des femmes en montagne n’est pas une évidence. Dans son autobiographie Briser le plafond de glace, Marion Poitevin expliquait comment elle avait dû affronter un univers quasi-exclusivement masculin qui, à l’image des fondateurs de l’Alpine Club au milieu du XIXème siècle, peine à considérer que les femmes ont droit à la même place que les hommes. Les femmes guides de haute montagne représentent, elles aussi, la portion congrue. En 40 ans, seules 32 femmes ont été ainsi diplômées en France. Du côté des expéditions, ce printemps 2023, sur les quelques 1.200 permis d’ascensions émis par les autorités népalaises, près de 900 l’ont été pour des hommes. Plus des trois quarts.
Illustration © The Illustrated London News – 1886