Plongée dans les archives des Annales de Géographie. Dans le n°79 publié en 1906, on découvre une expédition du début du siècle sur les pentes de la troisième montagne du monde, le Kangchenjunga, appelée dans le texte Kinchinjinga. L’entreprise va tourner au drame mais l’article présente surtout une analyse des possibilités d’ascension au-delà d’une certaine altitude et de l’état du savoir de l’époque en la matière. Retour sur cette expédition de 1905.
« Deux des membres de l’équipe internationale alpinistes qui en 1900 tenta vainement l’ascension du pic Godwin Austen ou K2 (8608 m) ont organisé l’été dernier une expédition pour escalader la troisième cime de l’Himalaya : le Kinchinjinga, 8582 m. Mr Crowley déjà présent dans l’Inde devait en assumer la direction ; d’autre part Mr Jacot-Guillarmod et ses compagnons MMrs Pache et Reymond vinrent le rejoindre après s’être embarqués à Marseille (5 juillet). Le Gouvernement de l’Inde mit à la disposition des alpinistes une escorte de montagnards Gourkhas et l’entreprise commença sous d’heureux auspices, en abordant la montagne par son flanc S. On était arrivé 6.400 m ; la mésintelligence éclata alors dans la caravane, qui se sépara en deux groupes. L’un de ces groupes, qui s’était mis à la corde fut victime d’une avalanche. Mr Pache et trois Gourkhas furent tués. MMrs Jacot-Guillarmod et De Righi furent blessés. La tentative fut alors abandonnée mais Mr Crowley assure qu’il recommencera ».
Impossible d’aller plus haut…
« A en juger par l’opinion d’un des plus vigoureux alpinistes actuels, Mr W. H. Workman, qui détient le record présent de l’altitude (7.132m au Pyramid Peak), il est peu probable que ces assauts livrés aux géants de l’Himalaya réussissent. La difficulté réside d’abord dans l’impossibilité d’amener les porteurs indigènes au-delà de certaines altitudes. Pour cette raison, Mr Workman n’a pu établir ses derniers campements plus haut que 5900m. La durée de l’effort d’escalade s’en est trouvée nécessairement limitée, car on ne peut songer à tenter assaut que pendant le jour ; aucun être humain ne saurait résister à une nuit passée à la belle étoile au-dessus de 7.000m. Le froid et le rayonnement nocturne rendraient la mort certaine. D’autre part, si l’on parvenait à porter les campements jusqu’à 7.200 ou même 7.500 m, ce qui serait nécessaire pour s’élever à 8.500 et plus, la prostration causée par la raréfaction de l’air serait telle, selon Mr Workman, que personne ne pourrait dormir ni manger et que toute force manquerait ensuite pour l’effort suprême. Aussi longtemps donc que l’alpinisme disposera des seuls moyens actuels, il est douteux qu’on dépasse de beaucoup les records déjà établis ».
L’expédition au Kangchenjunga de 1905 et Aleister Crowley
L’article n’explique pas tout ce qui se cache derrière son terme « mésintelligence ». Aleister Crowley est arrogant et méprise l’équipe de porteurs. Ce qui encourage d’autres membres de l’équipe à tenter de prendre la direction de l’expédition. Cette pseudo mutinerie qui éclate au Camp V tourne au vinaigre. Pache, Jacot-Guillarmod et De Righi décident alors de redescendre avec plusieurs Gurkhas. Ils déclenchent alors une avalanche qui tue quatre hommes et blesse les autres. Les cris sont entendus depuis le camp. Charles-Adolphe Reymond sort de sa tente pour descendre prêter main forte à ses compagnons en détresse. Crowley fait la sourde oreille. Lui qui avait tenté de gravir le K2 trois ans plus tôt signera ici sa dernière expédition.
La biographie de Crowley vaut le détour. Surnommé « l’homme le plus malsain du monde », il s’est beaucoup intéressé aux sciences occultes et a créé son propre ordre et formé de nombreux adeptes. Proche de Rodin, il écrit des poèmes. Pro-allemand, héroïnomane, il mène une vie débridée et dilapide tout le confortable héritage légué par son père. Le Larousse synthétise sa biographie en une ligne qui en dit long : « Mage sataniste, il exalta la sexualité sous toutes ses formes et prétendit être la Bête de l’Apocalypse ».
Illustration – photo du camp de base de l’expédition de 1905. De gauche à droite : Jacot-Guillarmod, Reymond, de Righi © DR