Edmund Hillary ou Tenzing Norgay. Les noms des deux premiers hommes au sommet de l’Everest ont fait le tour du monde. Et ils restent très connus, notamment dans le monde de la montagne. John Hunt, le colonel en charge de cette expédition victorieuse a également eu son heure de gloire. Un certain Griffith Pugh faisait partie de l’équipe et a joué un des rôles majeurs dans la conquête de l’Everest. Pourtant, l’Histoire l’a complètement oublié. Sa fille Harriet a pourtant tenté de raconter son histoire, dans une biographie parue en 2013. Qui était-il ? Que faisait-il dans cette aventure ? Comment sa participation a-t-elle été décisive dans le succès des Britanniques en 1953 ? L’article ci-dessous était initialement paru dans The Conversation, en anglais.
Voici Griffith Pugh, le pionnier de l’Everest dont vous n’avez jamais entendu parler.
Les scientifiques deviennent rarement connus juste en faisant de la science. La plupart de ceux qui ont un impact sur la conscience publique, comme Brian Cox, Richard Dawkins et Stephen Hawking, ont a minima tendance à être scientifique ET auteurs de best-sellers. Vous pourriez peut-être trouver (Francis) Crick et (James) Watson en réponse à un quiz d pour leur découverte de la structure de l’ADN. Mais qu’en est-il d’(Alan) Hodgkin et (Andrew) Huxley, fins connaisseurs des bases de la transmission nerveuse, un des plus grandes découvertes en biologie du XXe siècle ?
Étant donné que d’autres découvreurs éminents, même lauréats du prix Nobel, restent relativement inconnus, ce n’est probablement pas une grande surprise que vous n’ayez jamais entendu parler de Griff Pugh.
Pugh – nom complet Lewis Griffith Cresswell Evans Pugh – a été un pionnier de ce que nous appelons maintenant la physiologie du sport. Au cours des années 50, 60 et au début des années 70, il a étudié la physiologie humaine à des altitudes extrêmes, comme dans l’Himalaya, en se penchant sur la survie en eau froide et par temps extrême, et en s’intéressant aux performances humaines par des chaleurs extrêmes.
Pugh était également un partisan des «expéditions physiologiques» – l’idée que les observations des performances humaines dans des environnements extrêmes étaient plus efficaces sur le terrain, plutôt que recrées en laboratoire. Son nom est vénéré dans les cercles de physiologie du sport.
Mais pourquoi auriez-vous entendu parler de lui? Parce que son travail a rendu possible, entre autres, la première ascension du mont Everest par Edmund Hillary et Tenzing Norgay en mai 1953. Alors qu’Hillary et Norgay sont devenus des noms familiers, avec d’autres comme le chef d’expédition John Hunt, la mémoire du travail de Pugh et son rôle clé dans l’ascension ont été largement relégués dans les archives poussiéreuses et la littérature universitaire.
Oxygène, liquides et calories
Alors, quelle a été la contribution de Pugh à l’ascension de 1953 ? Il s’agissait de comprendre clairement et de trouver les moyens de faire face aux multiples défis physiologiques de la montée. Manque d’oxygène en altitude ; perte rapide de fluides corporels ; besoin de beaucoup de calories; importance de la récupération après un effort intense avec un sommeil confortable.
Pugh a systématiquement évalué tous ces éléments, d’abord lors d’une expédition exploratoire dans l’Himalaya en 1952, puis dans son laboratoire au National Institute of Medical Research à Hampstead, Londres. Il a testé à quelle vitesse les grimpeurs transportant des charges pouvaient grimper avec et sans oxygène, et a déterminé exactement la quantité d’oxygène en bouteille qui serait nécessaire. Il a calculé l’apport de liquides dont les grimpeurs auraient besoin et a même repensé les réchauds qui seraient utilisés pour faire fondre la neige pour s’alimenter.
Il a aidé à repenser les chaussures et les tentes des grimpeurs. Il a expliqué combien de calories seraient nécessaires et comment elles devraient être délivrées (dans des boissons sucrées et des rations spéciales riches en calories). Il a également réalisé que le sommeil réparateur et la récupération nécessiteraient de l’oxygène pendant le sommeil. Moins que pendant l’escalade évidemment.
Pugh était également membre de cette expédition de 1953, effectuant des tests physiologiques sur les grimpeurs, mais son travail clé avait commencé bien avant.
L’importance de son travail pour l’ascension de l’Everest ne peut pas être sous-estimée. De nombreuses expéditions précédentes avaient échoué. Une équipe d’élite d’alpinistes suisses – des alpinistes professionnels chevronnés, plutôt que les «amateurs doués» de l’équipe britannique et du Commonwealth – n’a pas réussi à atteindre le sommet en 1952, probablement parce que les alpinistes suisses étaient affaiblis par une grave déshydratation. L’alpiniste et médecin suisse Oswald Oelz dira plus tard que si les Suisses avaient eu un scientifique comme Pugh pour les aider, ils auraient probablement fait le sommet.
Tout au long de sa carrière, Pugh a appliqué à plusieurs reprises ses recherches pour résoudre des problèmes du monde réel. Comment et pourquoi certaines personnes ont-elles survécu de longues périodes dans l’eau froide, d’autres non? Pourquoi le froid et l’humidité étaient-ils tellement plus mortels pour les promeneurs pris dans les collines que l’un ou l’autre? Il a apporté des informations importantes sur ces deux points.
Son couronnement scientifique fut la soi-disant expédition Silver Hut, une incursion expérimentale méticuleusement planifiée dans l’Himalaya en 1960-61. Il la codirigeait avec Hillary et cherchait à résoudre des questions restées sans réponse après l’expédition Everest. Notamment sur la façon dont la fonction corporelle était modifiée en altitude et par l’acclimatation. Une équipe de scientifiques, qui allaient pour certains devenir d’éminents spécialistes en physiologie et médecine d’altitude, a vécu et travaillé pendant des mois à près de 6000 mètres – un exploit qui ne s’est pas répété depuis de nombreuses années. L’expédition reste un temps fort de la discipline, citée à maintes reprises plus de 60 ans après pour de nombreuses découvertes encore valables.
En tant que scientifique, le don de Pugh était de reconnaître clairement un problème et d’y apporter la mesure lorsque cela était nécessaire – le travail en laboratoire pouvait y contribuer, mais devait être combiné avec des mesures sur le terrain. Les techniques expérimentales de base qu’il utilisait étaient bien éprouvées et remontaient parfois à des décennies dans les années 1950 – par exemple, la collecte d’air expiré dans un grand sac pour analyse. Mais son approche analytique, sa capacité à adapter l’équipement et son flair pour organiser le travail (bien qu’à tous autres égards il était célèbre pour sa désorganisation) se démarquent clairement.
Une autre caractéristique du travail de Pugh était de trouver dans les personnes dotées d’un talent ou d’une compétence particulière une source de données très éclairantes. Il a étudié les nageurs qui traversent la Manche et autres nageurs longue distance pour en apprendre davantage sur la survie en eau froide, par exemple, et a publié un article sur un pèlerin himalayen qui pouvait maintenir sa température corporelle même lorsqu’il dormait à près de 6000 mètres sans vêtements adaptés.
Drame humain et héroïsme
La disparition du nom de Pugh dans l’Histoire doit beaucoup à la façon dont les récits de l’expédition à l’Everest, à savoir comme un triomphe de l’esprit humain (et plus spécifiquement de l’esprit de l’Empire britannique). Avec les récits contemporains de l’expédition écrits par les grimpeurs, la science a été sans surprise minimisée en faveur du drame humain et de sa dimension héroïque.
Le chef d’expédition Hunt a toujours choisi de décrire le travail scientifique et technique sous-jacent à l’ascension comme un effort d’équipe – ce qu’il était certainement, mais qui a largement effacé le rôle clé de Pugh au centre de tout cela. Pugh lui-même a également contribué à cette impression en n’écrivant jamais un compte rendu populaire de son travail, qui est plutôt apparu comme des annexes techniques plutôt sèches. Cependant, les annexes ont été lues par des alpinistes. Avant l’ascension de l’Everest en 1953, un seul des 14 sommets du monde supérieurs à 8 000 mètres avait été grimpé. En 1958, tous, sauf deux, l’avaient été, tous avec de l’oxygène en bouteille et par des grimpeurs suivant les conseils de Pugh.
Alors que la réputation de Pugh est restée élevée dans les cercles scientifiques, son profil dans le monde au-delà a acquis un nouveau souffle grâce à une biographie brillante, écrite par sa fille Harriet Tuckey et publiée en 2013. Elle raconte à la fois une histoire scientifique et très humaine, permettant de mieux connaître et comprendre son défunt père. Cette personne difficile et épineuse dont elle était éloignée de son vivant. Elle s’est plongée dans son travail et a interviewé ceux qui avaient travaillé avec lui. Le livre a remporté plusieurs prix et a été nominé au British Sports Book de l’année.
Un nouvel intérêt général pour Pugh est une chose bienvenue, tout comme la reconnaissance du rôle de la science dans la réalisation des expéditions auxquelles il a participé.
Austin Elliott, Lecturer of Physiology, University of Manchester
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original (en anglais).
Illustration © DR