Retrouvez les chroniques de Stephen d’Arve, Les Fastes du Mont Blanc, publiés en 1876. Dans cet extrait, il est question d’une ascension de trois « touristes » qui vire au drame. On y retrouve notamment le guide Sylvain Couttet.
<< Le 2 août 1870, un Américain, M. Marke, décide son ascension et emmène avec lui sa femme et sa belle-sœur, Miss Wilkinson. Deux guides seulement pour trois personnes, dont deux femmes, c’était évidemment insuffisant. Ces dames supportèrent assez bien la première partie de la route, mais on reconnut à la station des Grands Mulets la nécessité de l’adjonction d’un troisième guide.
Sylvain Couttet offre son domestique, beau gaillard sans diplôme, mais ayant une grande habitude du glacier.
Tout alla bien jusqu’au Grand Plateau, cependant la fatigue des deux dames était extrême. M. Marke ne voulant pas renoncer à son ascension, il fut décidé que les deux dames attendraient le retour avec le guide supplémentaire Olivier Gay. Le séjour n’est pas chose facile dans ces parages : les courants d’air glacial venant du Corridor menaçaient d’un engourdissement complet les deux femmes, quui décidèrent la descente vers des parages un peu plus cléments.
Sauvée par la vétusté de la corde
Une corde réunissait les deux dames au guide Olivier.
— Mme Marke, mon amie, dit Miss Wilkinson dans l’enquête, était très fatiguée et se soutenait à peine ; il fallait à chaque instant sauter de petites crevasses ou passer lentement sur de petits ponts de neige recouvrant des abîmes. Olivier prit Mme Marke par le bras et la soutenait ; mais le poids était doublé et on ne pouvait plus sauter les ponts de neige. Tout à coup, un craquement se produit ; je me sens entraînée ; deux cris épouvantables retentissent.
Je me retrouve, après quelques minutes, couchée au bord d’un trou béant qui venait d’engloutir mon amie et le guide ; la corde qui me reliait à eux était cassée près de ma ceinture ; c’est à son état de vétusté que j’avais dû la vie. M. Marke et ses deux guides avaient entendu leurs cris et les miens ; ils arrivèrent peu après. Je ne peux pas préciser le temps qui s’écoula, mais ce secours fut inutile : l’abîme resta sourd à nos cris de désespoir.
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La caravane redescendit au Grands Mulets. Au petit jour, et par un temps de brouillard, Sylvain Couttet partait avec les deux guides et M. Marke pour pouvoir retrouver les traces de l’accident. Cet homme dévoué ne perd pas courage ; son cœur est doublement ému, car l’une des victimes, le brave Olivier Gay, son domestique, avait été envoyé par ses ordres. Il veut tenter l’impossible pour retrouver au moins les cadavres, car il ne doute pas que tout secours humain soit inutile. Le surlendemain, le temps s’était éclairci ; il charge ses épaules d’une longue poutre et se munit de 60 à 80 mètres de corde ; la pièce de bois est placée en travers de la crevasse, dont le trou béant indique le tombeau des victimes.
Une poutre et 80 mètres de corde
Sylvain Couttet se fait attacher et descendre dans l’abîme, qu’il élargit à ses plus âpres contours en taillant la glace avec son pic ; il retrouve des traces de sang et des mèches de cheveux plaquées sur les parois de la crevasse, et il arrive à une profondeur de 20 mètres sans trouver de nouvelles traces. Après quatre heures de ce travail surhumain, l’héroïque Sylvain, alors qu’il croit sonder le fond de la crevasse, reconnait une épaisse couche de neige, linceul impénétrable qui, très certainement, recouvre les deux cadavres et les gardera pendant un demi-siècle, ainsi que peut le laisser affirmer l’étude sérieuse de la marche normale du glacier.
Le lecteur a pu conclure du récit des préparatifs trop sommaires de cette ascension qu’un enseignement sérieux ressort de cette catastrophe. Un ou deux guides de plus, bien experts des dangers et des surprises du glacier, pouvaient certainement conjurer cet horrible dénouement. >>
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